1998 Ah Dieu que la guerre est jolie !

AB40  Théâtre du Prieuré d’Usson du Poitou (3000 spectateurs) C’est une pièce hors norme qui tient à la fois du théâtre de foire, du cirque, de la comédie musicale et du cabaret..

Les spectacles en 1992,  « En r’venant d’l’expo » et de 1996, « Le Lavoir », se terminent le 8 août 1914, le jour de la déclaration de la guerre.  « En r’venant d’l’expo » Pierre  (chantant.)… C’est la guerre finale Battons-nous et demain L’internationale Sera le genre humain. » Louis (abasourdi.) C’est Montéhus qui a fait ça ? Pierre. Ouais, la « Guerre Finale », tout le monde met la main à la pâte aujourd’hui. Salut camarades, à bientôt. (Il part en chantant) Louis. Mais en Allemagne, qu’est-ce qui se passe ? AB4 AB 55Armand. Pareil qu’ici, les gars crient « Nach Paris » et partent en chantant pour la der des ders. Louis. Mais pourquoi ? Armand (hausse les épaules). Faut croire que les arguments les plus bas sont toujours les meilleurs. Faudra tout recommencer après, tout changer. Si seulement c’était vraiment la dernière. Louis. Tu pars quand toi ? Armand. Dans deux jours, et toi ? Louis. Tout à l’heure. (Poignées de mains.) On se verra peut-être du côté de la frontière ? Armand. Peut-être. Louis (est entraîné, en marchant il se tourne vers Armand). Armand, on pourra toujours tirer en l’air. Louis, (plus fort de loin). Armand ! On pourra toujours tirer en l’air ! …   Fin   « Le Lavoir » Gaston (le cantonnier à Gervaise.) « Faut qu’tu viennes de suite, ton grand doit faire illico son paquetage pour rejoindre son régiment ; Parce que pendant que vous étiez là à papoter Mesdames, ces Messieurs d’en haut, eux, y z’ont déclaré la guerre !   Fin

AB7AB9Si ces deux spectacles nous dévoilent avec légèreté, l’idéologie d’une période dite, la belle époque, la fin des spectacles est émouvante et me pose une question troublante : Que sont devenus, Pierre, Louis et Armand, et tous ces jeunes héros insouciants, pleins de joie de vivre et d’idéaux, partis « la fleur au fusil » à la Grande Guerre qui allait faire 1300000 morts, tous ou presque, entre 18 et 40 ans ?
Je trouve à ma question la réponse la plus terrible et la plus réaliste dans la lecture du texte théâtral “Ah Dieu que la guerre est jolie! ».

Cet écrit commence très précisément le 8 août 1914 le jour de la déclaration de la guerre, là, où s’arrêtaient  avec Louis, Armand et Gaston “Le Lavoir” et « En r’venant d’l’expo.

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“Ah Dieu que la guerre est jolie!“ est un spectacle né de la visite que Charles Chilton (l’auteur) fit à un cimetière anglais du Pas-de-Calais dans le but de se recueillir sur la tombe de son père, mort en 1918. Il n’y avait pas de tombe, mais un mémorial avec le nom de 35942 officiers et soldats de l’Empire Britannique tombés dans la bataille. Que peut-il arriver à un homme pour rendre impossible son enterrement ? La recherche de la réponse à cette question devait aboutir à ce spectacle, dans l’espoir qu’un tel mémorial ne doive plus jamais être élevé pour qui que ce soit.

C’est une pièce hors norme qui tient à la fois du théâtre de foire, du cirque, de la comédie musicale et du AB25 AB680cabaret. C’est au son des flonflons que les comédiens doivent reconstituer les évènements significatifs de 14-18. Tout me semble à la fois démesuré, excessif, horrible, insupportable et monstrueux dans cette pièce où tout ce qui est écrit est vraiment, la parole historique des  AB12 AB1Chefs alain 5d’États, des généraux, des pioupious et de la presse ! Je me documente sur les revues d’époque et découvre les œuvres :  « Ceux de 14″ de Maurice Genevoix, « Le livre des nuits » de Sylvie Germain, « Les croix de bois » de Roland Dorgelès, et d’autres de Giono, Apollinaire, Cendrars… les lettres aux poilus…

Je lis alors le carnet de guerre de mon grand-père Maissin puis tous ces autres récits et témoignages publiés, croisés ils sont édifiants.

 

 

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La force du texte de Charles Chilton sous des apparences légères et comiques nous révèle les aspects de ce conflit qui ont été dissimulés, amoindris, censurés… La violence de ce pamphlet satirique est une arme d’arguments et le rire aux éclats de cette diatribe sont dirigés contre une formidable et unique puissance: la guerre. Je m’enfouis progressivement dans ces terribles pages. J’y pénètre avec trouble et passion.
AB21Je décrypte alors avec intérêt et gravité du plus petit des villages aux plus grands, ces plaques de marbres qui enceignent les monuments aux morts ou revêtent les autels des églises. Lorsque j’avais dix ans, ou plus, « 14-18 », Waterloo ou Alésia étaient des leçons d’histoire apprises par coeur pour accumuler de belles notes. Je me remémore bien ces cérémonies du 11 novembre chantant la « Marseillaise » autour du monument aux morts avec mes copains d’école primaire. Frondeurs et intrépides, nous nous jouions de voir « les vieux combattants » porteurs de drapeaux endimanchés, au garde à vous devant le maire de la commune ceinturé de bleu blanc rouge  et notre maître AB8d’école, en chef de chœur s’évertuant à nous faire chanter un hymne national dissonant qui nous sensibilisait peu à la portée mémoriale et symbolique du moment. Je lis sur ces stèles, gravés, des âges, des noms inconnus, parfois familiers. C’est une longue litanie, kyrielle et invocation d’une génération décimée, celle de nos grands-parents. Dans nos villages, je prends seulement conscience qu’il reste encore en vie quelques témoins, héros, de cette énorme boucherie. Je ressens alors l’urgence et la nécessité de rappeler ces souvenirs et d’en témoigner. AB10 AB18 AB3 alain 3 alain goupil 1Qui mieux que le théâtre peut nous donner l’arrogance, l’audace, l’impertinence de jouer aux soldats des tranchées, d‘oser s’habiller en général ou en curé, d’incarner la parisienne Dadaiste, la mère, la femme du peuple en marche !   Je décide qu’ainsi, à notre manière, nous allons participer à la commémoration du 80° anniversaire de l’armistice de la guerre 14-18. AB39L’espace scénique du théâtre du Prieuré est immense. Dans son axe en fond de scène, il y a un petit bâtiment préau sans grand intérêt. Légèrement décentré, s’impose le chevet de l’église romane. A sa droite part une allée bordée des cellules du Prieuré. Côté « jardin » deux allées se croisent, une  ruelle du bourg et l’autre longeant un vieux mur qui disparait derrière les spectateurs. Côté « cour », coule un ruisseau et un pré ombré d’arbres qui dissimulent quelque peu, un château.  Comme en trompe-l’œil, réalisé par le plus talentueux des artistes, le ciel étoilé, les allées qui se croisent, le beau chevet d’église romane, la rue, les chemins, les prés, les arbres, le ruisseau, le château… immense panoramique qui va s’ouvrir à l’histoire, aux regards du spectateur. Comme B26-1toujours, la genèse, la réflexion, les recherches, l’élaboration d’un nouveau projet, sont des moments très jubilatoires. Je me délecte de projeter des croquis, de réaliser des maquettes et peu à peu comme une bande dessinée de voir se profiler le nouveau spectacle. (Souvent, je découvre que les tableaux et scènes de la création finalisée, sont fidèles aux premières esquisses ébauchées quelques années auparavant).

AB11 Ce projet est excessivement ambitieux . Je suis inquiet, mesurant qu’il peut être   provoquant, dérangeant de par sa forme et sa nature. Mais, c’est serein que j’entreprends ce travail encouragé par Monsieur Leperc, maire d’Usson du Poitou entouré de sa municipalité et un groupement des associations de la   commune constitué pour l’événement qui s’engage dans l’aventure.

 

La presse a relayé l’information et c’est en réunion publique dans la salle Maigret, que, devant plus d’une centaine de personnes venues de proximité mais aussi de très loin, que j’expose le projet de création de « Ah Dieu ! que la guerre est jolie».

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Je définis les objectifs et les enjeux de ce projet. J’expose le thème, le sujet et je parle longuement de l’histoire. J’argumente et éclaire mes intentions en projetant des documents d’époque. Je  dévoile la mise en scène, les espaces de jeux à l’aide de croquis, maquettes et story bord. Je présente le plan de travail sur un calendrier établi sur une année, il définit mes exigences à l’attention de ceux qui voudraient se lancer dans cette aventure. Je lance un appel afin de constituer l’équipe de comédiens, de techniciens, B16-2de chanteurs, de AB371constructeurs, de décorateurs, de costumiers… qui vont bâtir ce spectacle. Devant ce public à l’écoute, je m’imagine aujourd’hui combien avoir été passionné, bavard et éloquent, plein d’enthousiasme convaincant, pour qu’en fin de réunion, je me retrouve avec pas moins d’une centaine de fiches remplies de ces personnes volontaires. La troupe de théâtre et la chorale d’Usson se joignent à ce projet…   « Ah Dieu que la guerre est jolie »,  peut être mis en chantier ! AB27AB19 AB191 AB680 AB351Revenant de cette réunion, tard dans la nuit, je consulte les fiches, à la fois comblé, inquiet et dubitatif. Si un grand nombre de comédiens et comédiennes de mes créations passées sont présents, beaucoup d’autres me sont inconnus, ce sont des hommes et des femmes de tout âge, un groupe nombreux de jeunes garçons et filles que la renommée de nos précédentes aventures a stimulé au point de tenter l’aventure ! Je me suis fixé une règle, que je n’ai jamais enfreint dans toutes ces créations, celle d’accepter et donner une place à toutes les personnes à condition qu’elles s’engagent sur les critères et exigences prédéfinies. En m’endormant difficilement ce soir là, je pense que cette vision idéaliste est folie et utopie, je me sens pris au piège de mes belles idées, je me retrouve au pied du mur d’un nouveau pari de plus, qu’il me faut gagner. Je vais donc devoir créer des rôles, des personnages, ajoutés  à l’histoire de AB14AB15AB521Charles Chilton. AB17Comment attribuer les rôles en harmonie, justesse et pertinence, auprès de tous B21ces hommes et ces femmes qui viennent en toute confiance et aveuglement se jeter dans l’aventure ? Ma responsabilité est immense, c’est seulement en quelques premiers ateliers théâtre que je dois découvrir leur personnalité, leur identité et percevoir leur talent afin de leur distribuer le personnage qu’ils vont incarner, comme le costume qu’ils vont revêtir pour leur plaisir et bonheur de jouer. Je travaille le texte, l’alimente de mes recherches et conforte ma vision de mise en scène. J’aime cette phase de recherche, de projection, d’essais, de triturage de texte.  Elle est déterminante, elle pose les grandes lignes, les jalons d’un chemin qu’il est difficile ensuite en cours de travail de modifier. Il est délicat et il peut être  déstabilisant pour un comédien en phase de création de lui réduire ou changer un rôle. Pourtant, pour l’intérêt du spectacle, et le respect du spectateur, il arrive que je sois obligé de le faire, c’est toujours douloureux et s’avère toujours frustrant et difficilement compréhensif. Je poursuis mes recherches. Je suis AB471abasourdi par la lecture des journaux et documents de l’époque. Il m’est indécemment facile d’ajouter de l’histoire à l’histoire à l’œuvre de Charles Chilton faussement burlesque, tout y est réalité et vérité. Dans les journaux, les publicités de la jambe artificielle… ou du « Banania dans les tranchées. Le Matin, Le Petit Parisien, L’Echo de Paris ou le Petit journal  titrent : « Les balles allemandes ne tuent pas… Une bonne nouvelle – Les affaires reprennent (L’Intran, 23 août 1914)  Les cadavres boches sentent plus mauvais que ceux des Français (Le Matin) Capitaliste s’associerait dans toute affaire lucrative pendant guerre (29 septembre 1914), Dans les tranchées AB22spécialement aménagées, les Poilus ne s’apercevront pas de l’hiver… » Des milliers de reportages illustrent cette guerre aux millions de disparus… les photos sont artistiques, comme mises en scène ! pas de cadavres apparents ! ou, si peu, mais alors vus, de si loin ! L’Auteur de la pièce de théâtre, en didascalies, indique des projections de photos documents comme en décor renforçant le propos théâtral. Une personne me confie précieusement, une boîte de photos  de cette guerre, cachée dans son grenier. « Je vous les prête, mais je ne les regarderai pas, c’est trop horrible ! » me dit-elle en pleurant. Je pense alors, que cette réaction est normale venant d’une personne qui a connu cette guerre, peut-être y a t-elle perdu des membres de sa famille. Lorsque je découvre ces documents, je suis profondément troublé, elles me donnent une autre mesure de l’horreur de cette guerre… (Une large tranchée dans un champ le traverse à l’infini… dedans, je vois en premier abord une masse sinueuse en fond, colonne infinie de billots de bois entassés comme ceux que l’on voit serpenter à la sortie d’une forêt que l’on vient de AB69tronçonner. C’est ce que je vois jusqu’à ce que je prenne conscience que ce sont des corps qui sont là, empilés… Il n’y a pas eu seulement des corps de chevaux que l’on trouvait suspendus dans les arbres ou à moitiés ensevelis dans la boue des champs de bataille ! Je me pose alors, la question : « dois-je divulguer ces archives au public ?  Au dernier moment, j’annule la projection de ces photos, elles resteront dans leur boite. C’est un choix difficile qui déçoit les personnes qui avaient travaillé longuement pour leur projection dans le spectacle.  Ce sera Marie-Odile, une comédienne qui avec émotion et talent, tout le long du spectacle, proférera des annonces qui nous feront imaginer ces terribles images. Alors que je prépare l’aventure de « Ah Dieu que la guerre est jolie », je AB13suis formateur à l’AFPA (le centre de formation professionnel d’adultes du Vigeant). Jean Pierre Mornet y est mon collègue formateur, il me guide et m’accompagne. C’est un enseignant hors norme, fort de ses expériences professionnelles riches et diverses. C’est aussi un éducateur et un artiste. Notre travail nous met en phase à des publics de jeunes et d’adultes en difficultés. A « l’Afpa » il existe des méthodes pédagogiques adaptées, et il nous est aussi donné d’explorer, de concevoir d’autres approches et démarches personnalisées à leur adresse. Dans la création de  « Ah Dieu que la guerre est jolie », Jean-Pierre et moi, réfléchissons sur l’opportunité et la pertinence d’utiliser cet outil de création. Nous projetons une action, un stage, démarche « d’insertion-AB20rééducation » que l’on pourra mettre en œuvre à l’adresse d’un groupe d’élèves en difficultés. Nous imaginons le processus et montons le dossier, nous ne pouvions faire fi des lenteurs administratives, le délai d’instruction est trop court pour 1998, nous décidons avec détermination de reconduire ce projet d’insertion pour 1999. Cependant, quelques stagiaires élèves de « l’Afpa » participeront au projet dans le cadre de leur formation, en réalisant un élément important du décor, une immense scène centrale entièrement modulable. C’est une piste de cirque, comme une coupe renversée, elle est partagée en quartiers mobiles s’ouvrant et se refermant. Elle deviendra une scène de music-hall, un palais, une colline de guerriers, un champ de batailles et des tranchées. AB131Un atelier couture se met en chantier. Dirigée par Chantal David et Hélène Mourasse, une vingtaine de femmes d’Usson et d’ailleurs, réalisent quelques 150 costumes,  avec des matières et des couleurs fidèles, en reconstitution de l’époque. Des costumes de poilus rouge garance avec capotes et képi modèles 1877, aux  jambières et cartouchières, puis képis et pantalons bleu horizon. Costumes du Kaiser, des généraux et des officiers supérieurs, les robes des mondaines avec flonflons et paillettes des soirées Dada ou de la vie parisienne contrastent aux tenues des femmes du peuple en guerre. Une multitude d’accessoires est confectionnée du fusil à baïonnette au canon 75, brancards, jambes de bois, musettes, gourdes, guêtres, cartouchières, ceinturons, étendards et drapeaux… Une équipe de bénévoles se retrouve au Théâtre du Prieuré pendant 5 mois B29pour construire les dispositifs scéniques.  Ce sont de hauts miradors qui encerclent les spectateurs, des arcades les relient partiellement, elles figurent des rues, des magasins ou des quartiers généraux. Dans le bâtiment, fond de scène sont installés des gradins, le chœur composé d’une trentaine de chanteurs y sera disposé face comme en miroir et écho au public. L’espace scénique est encerclé de portiques ponts lumières, dans la nuit ils sont des miradors ou les luminaires du music-B27hall. Le travail de l’éclairagiste sculptera dans l’espace, des effets de clairs obscurs et d’ombres dans les allées fuyantes, la prairie, le chevet de l’imposante église et les rues adjacentes.  La scène centrale, alterne des lumières flamboyantes des cabarets, aux lumières flashs sanglants et blafards rythmés au son des canons et des fumigènes.

Jean Philippe Villaret, s’embarque dans une débauche de

BAB76lumières, comme le spectacle, tout y est fou, surréaliste, il va souffrir pour finaliser, canaliser cette folie, jusqu’à obtenir une justesse en mesure de couleurs et d’effets.
Cette pièce est une comédie musicale, les comédiens chantent accompagnés du chœur, chœur de vie, de survie, enragé, acharné, violent, débridant, provoquant et jouant de tout coeur. Pour cela, il nous faut du rythme, de l’énergie, de la force, de la voix, de la justesse de la précision et de la rigueur.

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C’est Monique Gaillard, professeur d’art Lyrique au conservatoire de Châtellerault, qui forme et dirige le chœur et aussi qui a pour mission de former tous les comédiens au chant.
Il y a une trentaine d’œuvres musicales à interpréter. Il y a là, de réelles difficultés, il lui faut faire s’accorder le choeur et les comédiens jouant souvent distancés dans l’espace, et partir au
diapason, chanter en rythme et à l’unisson. Pendant 8 mois, méthodique, précise et rigoureuse, Monique, d’une main de fer, nous initie, forme et fait accéder très efficacement au chant jusqu’au plus troublant des résultats. Cela n’est pas sans résistance, grincements de dents de la part de ceux qui croyaient venir en répétition plus par jeu et copinage que pour un travail précis, exigeant et rigoureux.

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Ceci dit, quelle a été ma surprise au cours des années suivantes, de la part de ceux qui résistaient, rechignaient à ouvrir la bouche à chanter devant les copains, les rencontrant, de les voir chanter, parfois en solo, même parfois en tour de chant !

Ce sont quelques exceptions, mais cela mérite d’être dit et ajouté au profit

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J’étais inquiet, je ne voulais pas mettre mes spectateurs en souffrance et difficultés, en choisissant cette pièce, dérangeante et provocante. Je comprenais que l’on pouvait la cataloguer d’antimilitariste, de soutien aux désertions, aux insoumis, aux objecteurs, propagandiste anti-guerre,  anticlérical, anticapitaliste, transgressive, pessimiste, cruelle, morbide, 
désenchantée, anarchiste, anticolonialiste, anticonformiste, antibourgeois, subversive, nationaliste, anti-tout… Mais plus je la découvrais, plus je la trouvais forte, juste, pétrie d’humanité.

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Alors, que je m’attendais à des réactions violentes de certains, il n’en fut rien, (ou presque rien) elle a même été on me l’a dit, prétexte de discussions, de remise en cause et de mise au point dans certaines familles où le sujet était encore douloureux ou tabou. Je redoutais ces répétitions qui étaient toutes ouvertes au public sur le site du Prieuré. Par exemple, la scène de la messe dans les tranchées, montrait ces jeunes condamnés à vivre dans la boue priant leur haine, s’entendant dire par l’Aumonier : 

B10« Mes bien aimés, vous apprendrez avec joie, j’en suis convaincu, les nouvelles du front des âmes. Sa Sainteté le Pape a décrété que manger de la viande le vendredi ne constitue même plus un péché véniel, dans les tranchées, naturellement. L’Archevêque de Canterbury a fait savoir qu’il est licite de travailler pour la guerre, le jour du Seigneur. Enfin, vous apprendrez avec plaisir, le Grand Rabbin a autorisé vos frères, les juifs à consommer de la viande de porc, dans les tranchées, bien sûr ! «  Ils priaient leur rage en contre-chantant par exemple sur l’air « Oui, sauvez, sauvez la France », L’Infirmière et l’Officier chantent les vraies paroles et les Pierrots chantent : Allez les hommes, baïonnette au B 6canon – Crie l’vieux colon en le r’gardant charger J’chargerais bien, mais ça n’est pas d’mon âge – J’suis fier de vous, mais j’suis content de moi Et les copains qu’ont pris l’offensive – Sont morts et enterrés, le colonel va bien (merci) Sont morts et enterrés, mais le colonel pas. – Amen Le prêtre d’Usson du Poitou, voisin du Théâtre du Prieuré, très assidu de notre travail, comme par hasard, était toujours présent lorsque ces poilus la mort au ventre pleuraient leur malédiction. Quelque temps plus tard, il me dit avec justesse :  » L’église d’aujourd’hui se doit de réviser son jugement sur ses actes, sur ce passé qu’il faut dénoncer… » Par contre, quelques militaires ont subi ce spectacle B 2comme une attaque personnelle, encore aujourd’hui ! Les répétitions. C’est très progressivement au fil des répétitions, du texte appris, , des mots analysés, intégrés, juxtaposés à l’histoire, que les comédiens prennent en compte la charge du texte et la condition humaine de l’époque… Ce sont des enfants, ils tiennent un fusil à la main dans les tranchées, dans la boue. Ce sont ces jeunes broyés, inhumanisés qui le soir de Noël osent au péril de leur vie fraterniser… ce sont ces jeunes élevés dans le patriotisme qui obéissent jusqu’à se laisser aller consciemment à la mort «Pour la patrie ! »  Tout ici est humanité, choc, contrechoc.  Au fur et à mesure du travail, nous nous enfonçons avec émotion dans les scènes de combats, de rébellions, de fraternités et de désespoirs. A contrario, les scènes de la vie parisienne, insouciantes, provocantes sont totalement B Officier -1décalées. Contraste aussi, que la destinée de ces femmes, de la snob parisienne insouciante à celles  qui remplacent les hommes à l’usine ou dans les fermes, dans les tâches les plus rudes. Les scènes des religieux qui bénissent le départ des troupes et promettent le paradis aux héros. Ces officiers militaires qui jouent consciemment des hommes comme on joue aux soldats de plomb, et ces industriels vénaux, plus corrompus les uns que les autres…  Toutes les émotions nous envahissent et les situations vécues nous dépassent. Les répétitions sont assidues et exigeantes, rudes, c’est un énorme travail qui nous lie en grande fraternité. Nous apprécions le nouveau souffle et coup de collier que nous apporte Michel Geslin, il vient nous donner dans la phase finale un élan B4B 8B 2supplémentaire à la direction de comédiens. La pièce : Elle commence dans l’enthousiasme : B1“Autant prendre les choses du bon côté“ et les tableaux se succèdent : à Sarajevo “quelqu’un a flingué quelqu’un“. “A Berlin, à Berlin ! “, le chant pour le départ des Pioupious. “Au revoir mon enfant, va servir la patrie ! “. Les nouvelles : La Suisse a mobilisé, la Chine et le Vénézuela sont neutres… Quiproquo, faute d’interprète, entre les généraux britanniques et français.

Hymne au canon de 75. Le temps des cerises. Le sous-officier instructeur : comment fixer sa Rosalie (la baïonnette) au bout du canon. Il faut une femme au poilu. La lecture des journaux. Publicités pour les jambes artificielles… Chant : “Il était une cantinière… tire-larigot flingo ! “ . “Oh mon berger fidèle “ répond à “Stille Natch” d’une tranchée à l’autre à Noël.

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“Bonsoir Madame la Lune”. A la chasse à la perdrix, les hommes d’affaires s’inquiètent de la durée du conflit pour leurs intérêts. La bataille de Verdun commence.  “Moi j’m’en fous, j’m’en fous” chantent les PCDF (les pauvres couillons du front). “Ma mamelle est française”. “A bas la guerre et les tyrans” chantent les femmes. Le mouvement Dada arrive quand Nivelle passe à l’offensive. Les morts sont de plus en plus nombreux. “Ich hatte ein Kamerad”, “J’ai pas le coeur à la rigolade” … Paraît Landru qui enterre la douzième femme de sa vie ! La messe au front… “Maintenant les enfants pour la gloire et la France, à l’assaut “  et on termine en chantant Madelon. 

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Ce spectacle remplit chaque soirée les gradins du Théâtre du Prieuré, le public vient nombreux de très loin, il est enthousiaste, nous jouerons les prolongations. Nous avons eu le grand honneur de recevoir à une
représentation un haut responsable du musée Clémenceau. Rémy Paillard, enthousiasmé, nous a écrit une lettre magnifique et sollicité pour aller jouer en commémoration de l’anniversaire de l’armistice en Vendée. Chronique d’une soirée pas ordinaire. Ce soir là, alors que nous remportons la coupe du monde de football, nous jouons  « Ah Dieu que la guerre est jolie !

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« Ce n’est pas de la provocation de ma part, les dates des représentations étaient fixées en novembre de l’année précédente. Autant vous dire que les jeunes et moins jeunes ont la fièvre au ventre ce samedi soir. Ils arrivent dans les coulisses  les corps et visages bariolés en bleu blanc rouge! Ils chantent à gorge déployée, les drapeaux  du spectacle volent de tout coté?. Je me fais tout petit pensant même que mes comédiens vont être distraits, non concentrés et que le public va se faire rare ! Surprise, les gradins se remplissent comme pour les autres soirées d’un public que je sens ravi de pouvoir manifester ce soir là, son intérêt pour autre chose que du foot ! Le spectacle se déroule normalement, mes comédiens jouent comme d’habitude. Je suis un spectateur discret qui scrute une faiblesse, une inattention, déconcentration ou faute, bravo, il n’en est rien.  A la fin du spectacle qui chante l’armistice et la Madelon, j’entends au loin des klaxons… Je redoute

B18alors de voir arriver un convoi de ces manifestants sur la scène du théâtre de plein air. Ce que je ne sais pas c’est que les coulisses, le dessous du décor central de la scène et la régie sont truffés de postes de radio. Les techniciens brandissent dos aux spectateurs bien sur, des pancartes avec les résultats du match minute par minute… Heureusement que je ne vois rien… La fête après le spectacle est à la hauteur de l’événement et c’est un souvenir que spectateurs et acteurs n’ont pas oublié. « Il n’y a pas de coïncidences, il n’y a que des grâces et des pressentiments ». (Gilbert Cesbron) j’étais dans cet état de faveur accordée pour preuve une anecdote de hasard et concordance. Vous pouvez être surpris si je vous exprime le besoin que j’ai, dés le début de mon travail sur une œuvre dans le but de la réaliser, de la mettre en scène, de

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préfigurer parallèlement l’affiche du spectacle. Pendant des mois, je brasse, trie des centaines de photos et c’est toujours sur la même que je jette mon dévolu. Je travaille le montage de cette photo, que je fais coloriser ajoutant un oeillet à la baïonnette. Le choix subconscient m’est probablement suggéré par la scène finale de « Ah Dieu ! que la guerre est jolie »
DERNIERE OFFENSIVE : Musique : Appel de clairon. Un officier : Maintenant, les enfants, pour la gloire et pour la France, à l’assaut ! Il avance tout seul, puis revient vers les soldats. Eh bien, qu’est-ce qui vous prend ? Les poilus : On ne veut pas y aller. Non, merci. Voilà, c’est tout. C’est comme ça. AB24L’Officier : Si vous n’y allez pas, vous serez fusillés. Alors, on ne veut pas y aller. L’Officier : Et maintenant, les enfants, pour la gloire et pour la France, comme des moutons à l’abattoir, à l’assaut ! Tous avancent, en bêlant. Explosions, ils tombent. C’est seulement quelques mois après avoir finalisé l’affiche que je découvre sur un autre document la légende de la photo de référence: Le Colonel Desgrées du Lou dressant, sous la mitraille, l’étendard de son régiment. On a demandé au soldat de vaincre ou de mourir comme à la Marne. On lui a dit que son élan devra être irrésistible. Le soldat est pénétré de cette abnégation exaltée et consciente qu’on lui a vue aux grandes heures de la guerre. Il a, pour l’animer, des mots et des gestes épiques de chefs admirables : « Mon Général, a dit Marchand devant ses troupes à un commandant d’armée, le jour de l’attaque, nous atteindrons en une heure la ferme Navarin . » Et, c’est en une heure que la ferme Navarin devait être atteinte. Quand la minute sonna pour son régiment de sortir de ses tranchées, le colonel Desgrée du Loü lui prit le drapeau. Et, debout sur le parapet, indifférent à la mitraille, il brandit haut l’emblème pour que tous les hommes le vissent. Les hommes l’acclamèrent.  affiche Origine Quelques-uns pleuraient d’émotion. L’un d’eux lui prit la main au passage. Quand tous furent dehors, il remit l’étendard au porte-drapeau et marcha de l’avant avec la ligne. L’émouvante photographie reproduite ici, prise par un sous-officier du régiment, est la dernière du colonel. Son visage est malheureusement tourné vers la gauche. Derrière lui, le lieutenant porte-drapeau ; au premier plan, un homme de la garde du drapeau. Tout ce groupe héroïque, demeuré plusieurs minutes sain et sauf, large cible immobile sur la piste de départ, allait être fauché un instant plus tard par le tir d’une mitrailleuse allemande. La particularité de cette pièce, AB41ironique, parodique… au fur et à mesure de notre travail nous a ébranlés. Le texte nous a imprégnés de ces souffrances, ces délires… Nous avons avancé de répétitions en répétitions, comédiens et comédiennes, sans savoir que nous allions vivre deux années intenses partagées avec des milliers de personnes. Quinze années après ce périple, nous ne pouvons nous croiser les uns et les autres, sans  que de notre mémoire surgisse des mots, des airs, des images, c’est notre lien commun.

Photos : Michel Geslin – Jean-Jacques Godfroid  – Michel Mourasse

 

PREMIÉRE PARTIE