2002 Le Cercle de Craie Caucasien

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2002 « Le Cercle de Craie Caucasien » au Théâtre du Prieuré d’Usson du Poitou

(Trophée Poitou-Charentes)

Ce que je préfère avant tout, ce sont ces invraisemblables paris de mise en scène : monter une pièce de trois heures avec un beau texte riche de sens, faire jouer ensemble quarante comédiens amateurs, construire un décor monumental à partir de rien, poursuivre ce projet sur plusieurs mois à la recherche constante de quelques subsides qui permettent de faire vivre ce théâtre, là où il ne vient jamais…  et être prêt le jour « J », se battre depuis trente ans contre tant de moulins à vent que la réussite annuelle de chaque spectacle surprend toujours.

CC371Ce soir d’automne, je suis venu exposer à la salle des fêtes d’Usson du Poitou, un nouveau projet de « Chantier de Création Théâtrale » au Théâtre du Prieuré pour l’été 2002. Ce sera « Le Cercle de Craie Caucasien ». de Bertolt Brecht.

Une soixantaine de personnes participent à cette première rencontre. Je leur expose au mieux mon nouveau projet avec bien sur, l’intention première de les captiver et de leur donner envie de participer…

Documents à l’appui, je les fais imaginer, visionner ce que sera ce nouveau voyage. Brecht est avant tout un conteur et je veux démystifier cet auteur que l’on a intellectualisé, les convaincre de ne pas avoir peur de ce chef d’œuvre qui révèle le sens de l’humour de l’auteur, son goût pour la farce et la comédie.

CC421A la fin de la réunion, de nombreuses personnes se manifestent pour entrer dans cette aventure en participant  aux ateliers théâtre ou aux ateliers décors, costumes ou techniques.

Depuis sa naissance en 1997, le site du théâtre du Prieuré méritait bien qu’une association se penche sur son berceau, niché au chevet de sa belle église romane, c’est fait. Cette nouvelle association locale soutenue par le comité des fêtes sera porteuse de notre projet.

 

CC18 CC36 CC6CC8 CC3 CC4CC7 CC13 CC15CC19 CC22 CC37 CC40 CC41 Brecht situe le prologue du « Cercle de Craie Caucasien » dans un village Géorgien en 1945. Les habitants de deux Kolkhozes voisins sont réunis pour décider du sort de leur terre et de leur avenir. En guise de réconciliation, les habitants du village se mettent en scène « afin de raconter une histoire » non sans lien avec ce qu’ils viennent de vivre.

L’histoire ? Celle d’un conte aussi CC16émouvant que réaliste dans les montagnes de Géorgie. Une jeune femme amoureuse d’un soldat en fuite, tiraillée entre le désir de partir seule ou de sauver un enfant en bas âge, l’héritier du trône, recherché avec insistance par toutes les armées. L’époque lointaine est instable, un peu comme aujourd’hui, et les obstacles nombreux, privations, attaques, mariages forcés…

La jeune femme endure et sauve l’enfant quoi qu’il lui en coûte, même des griffes d’un tribunal populaire aussi partisan que généreux, tenu par l’incroyable juge Azdak.

La valeur humaine se découvre en situation de crise, la pièce pose le problème de la justice et de ses fondements, le choix généreux de la lutte du cœur contre celle des classes.

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Bertolt Brecht voulait par opposition au théâtre traditionnel où le spectateur s’identifie au héros, que son « théâtre épique » invite l’acteur à présenter son personnage sans se confondre avec lui (l’effet de distanciation). Il souhaitait aussi que le spectateur porte sur la pièce le regard critique qu’il apporte d’habitude à la réalité.

J’ai eu le souci de rendre très lisible cette histoire, la pièce a été très bien perçue par le milieu professionnel. Brecht a fait sans le savoir, un superbe cadeau aux amateurs. C’est une œuvre riche et généreuse sur l’individu et sa valeur. Nous devons persister à monter cette œuvre, elle fait non seulement réfléchir le public mais lui apporte un message de bonheur et d’espoir.

La traduction française est de Benno Besson et Geneviève Serreau.

CC12Bertolt Brecht  (1898-1956) : Auteur Dramatique allemand : Poète lyrique, narrateur et cinéaste, théoricien de l’art et metteur en scène (L’Opéra de quat’sous, 1928 ; Mère Courage et ses enfants, 1941 ; Maître Puntila et son valet Matti, 1948 ; Le Cercle de Craie Caucasien , 1948…) Il a fondé en 1949 et dirigé la troupe du Berliner-Ensembler. C’est durant son exil en Scandinavie, pendant la Seconde Guerre Mondiale, que Bertolt Brecht écrivit «  le Cercle de Craie Caucasien » et c’est au « Berliner-Ensembler », en 1954, que fut créée cette pièce en six actes que Brecht aurait aimé monter à Broadway quand son exil l’a conduit aux Etats-

Unis.

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La traduction, adaptation des chants est de Silvia Berutti-Ronelt et Jean-Marcel Kipfer.Le Cercle de Craie est inspiré d’une vieille morale chinoise de Li Hsing Tao, adaptée en allemand par Klabund en 1925.

Le compositeur Paul Dessau (1894-1979) : Compositeur allemand né à Hambourg, Paul Dessau occupe, après la Première Guerre mondiale, divers postes à Hambourg, Cologne, Mayenne et à Berlin. En 1933, il émigre à Paris puis aux États-Unis, et revient après 1945 se fixer à Berlin-Est, où il collabore avec Brecht.

Musique de scène de Mère Courage (1946) et pour le Cercle de Craie Caucasien (1954)

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En montant cette œuvre, je reste fidèle aux principes artistiques que je me suis toujours fixé. Emmener le théâtre chez les gens, mettre en valeur, faire vivre les sites et toucher un public qui ne viendrait pas forcément dans les salles.

Cette création foisonnante ne fait pas dans la brièveté. Mais ne comptez pas sur moi  pour vous dire à l’avance le temps qu’elle durera ! Le spectacle sera long, mais il devra être très court dans la tête et le cœur du spectateur.

Je crois vraiment à la valeur de ce théâtre amateur. Ce type de projets a lancé de grands festivals comme celui d’Avignon, beaucoup de nos acteurs ont débuté comme ça.

Jouer en extérieur, c’est aussi magique, les voisins de scène assistent aux répétitions, certains sont mêmes capables de chanter avec les comédiens, de leur souffler les textes… L’échange artistique s’associe au contact local, humain…

Mon premier plaisir, c’est de découvrir l’œuvre et ce qu’elle contient. Je tombe amoureux d’un texte et je vis avec lui, les jours, les nuits pendant des mois, voir des années. Je me sens « nullard » et reste toujours frustré de n’être jamais arrivé à apprendre un de ces textes aimés, brassés, triturés pendant les longs mois des multiples répétitions et répétitions…

CC3-1 CC4-1 CC5CC11 CC14 CC17CC21 CC23 CC24CC29 CC31 CC33Une quarantaine de comédiens travaillent sur ce projet. Ce sont des amateurs, certains ne connaissent rien de l’art théâtral, d’autres sont très éclairés ayant à leur actif, plusieurs années de Conservatoire. Faire travailler tout ce monde est un réel plaisir qui me révèle de belles surprises et découvertes et aussi parfois, des difficultés. Ce théâtre peut être complètement magique et parfois désespérant ! Je suis intimement persuadé que presque tout le monde est capable d’être comédien, à la condition d’avoir envie, d’être motivé et de se donner les moyens par le travail et encore le travail. Le mien consiste à trouver comment je peux emmener chaque interprète à se dépasser, à aller au delà de lui-même.

L’encadrement technique est professionnel : Jean Philippe Villaret fait la création Lumière, Thomas Sillard la création son, Michel Geslin intervient à la direction d’acteurs.

Hélène Mourasse et Chantal David mènent un atelier de création de costumes avec de nombreuses femmes petites mains. Les costumes sont riches, soyeux, colorés et volumineux, inspirés de l’Orient.

érick prout

 

J’avais depuis quelques années, remarqué un jeune musicien, accordéoniste : Eric Proud. Virtuose de l’accordéon, je l’avais vérifié et, de visu sa personnalité me paraissait correspondre à un personnage que j’imaginais dans ce Brecht. Un rôle de farfadet, espiègle ouvrier musicien de l’œuvre, toujours présent, introduisant les tableaux, les ponctuant, follet du chœur de femmes, lutin meneur du chœur des comédiens.
CC20Ce rôle non écrit, muet, devient avec la virtuosité de l’accordéoniste, le plus bavard qu’il soit, avec sa timidité et modestie, attachant. Quel beau souvenir cet épisode de travail avec Eric. Non seulement, c’est un « ciboulot ! », il ingurgite, absorbe textes et partitions… comme ça ! Il est avide de comprendre d’emblée son jeu, son placement, la comédie. C’est un intéressant interprète qui naît ici,  je poursuivrais une dernière aventure avec lui en 2005. Je sais que depuis, il participe à de belles créations avec de renommés metteurs en scène.

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Geoffroy Dudouit est un chanteur lyrique, jeune chef de chœur d’une chorale de femmes qui arrive dans notre aventure. Geoffroy et ses jeunes choristes talentueuses adhèrent à l’œuvre musicale de la pièce et, félicité ou aubaine, se lancent dans notre histoire.
L’œuvre musicale de Paul Dessau est très belle. Au chœur de femmes, répond parfois un chœur composé des comédiens. Pour Geoffroy, la tâche est difficile. Il est ingrat de faire se plier tous les acteurs à la rigueur du travail de choriste. A chaque fois qu’un tel exercice est imposé par l’œuvre, à nous néophytes, accéder à cette discipline artistique demande une attention et un travail sérieux point tendu entre l’élève et le pédagogue qui souvent sont confrontés à la dualité plaisir-exigence.

Il faut aussi que Geoffroy appréhende le vaste espace scénique en plein air du théâtre du Prieuré, les voix et chœurs se répondent à distance. Les magnifiques textes antiphones sont chantés et interprétés à quatre voix,  quelques comédiennes se joignent au chœur de femmes.

Que dire, sinon que cette nouvelle aventure comme toutes les précédentes, s’enrichit du croisement des nouvelles personnes qui viennent de tous les horizons compléter l’équipe de base. Pour certains et certaines, c’est une première aventure, un premier essai qui sera parfois transformé dans une autre création, une seconde et même début d’une vie artistique engagée.

Les rencontres tissent des amitiés durables, des heureux parcours pour les uns, des ébauches de couples pour d’autres (là, je ne les citerai pas ! ), le bonheur en chemin scellant quelques destins comme Alain et Elza… sans parler des naissances qui suivront…

CC431 CC42 CC11 CC10Pendant quelques mois, nous nous retrouvons en équipe toutes les semaines, un groupe de volontaires pour construire le dispositif scénographique. Ces décors sont faits de portiques et de praticables en bois. Ils ondulent tels  des sommets de montagnes ou de longs sentiers. Ils sont au service des pérégrinations des héros de la pièce en Géorgie. Ils figurent aussi, les portes du palais, un caravansérail, un gibet, une ferme… Ils sont les supports des scènes très physiques de fuites, de guerres ou révolutions, de rencontres. Ici, une rivière que l’on installe, là un pont qui se dresse, un bain « tub à roulette » ou un chariot de guerre et de paix qui va et vient, narrant la fresque  Brechtienne.

CC26« Théâtre dans le théâtre », ce soir, les habitants des villages s’improvisent donc comédiens, pour vous raconter, par le chant, la musique, le geste et la poésie « Le Cercle de Craie Caucasien ». Ils campent, avec leur fragilité, leur générosité et leur talent, les quelques quatre vingts personnages de cette fable.

Brecht nous trouble, nous émeut dans ce conte naïf et exemplaire, ses personnages sont complexes, en proie à  leur propre contradiction.

Belle histoire toute simple, elle nous projette dans l’annonce d’une transformation heureuse ; celle toujours possible d’un monde nouveau et meilleur, illusion ou rêve impossible ?

CC32Pour la dernière à Usson du Poitou, les nuages étaient noirs et la pluie était au rendez-vous. Le public cependant était là sur les gradins combles. J’ai vraiment eu très peur, mais, ces conditions difficiles n’ont en rien diminué l’intérêt du public et son enthousiasme.

  

« Création pertinente, originale ambitieuse et résolument populaire… »  a écrit la presse. Vraiment à part quelques exceptions, la presse est toujours sympathique et, comment ne pas être aveuglé de ces compliments, et y déceler quelques duplicités.

CC38 CC39Et puis, pendant toutes ces années, j’ai bien perçu, directs ou insidieux, certains distanciés de ces voyages qui me jaugeaient quelque peu ignare, inculte en la matière, et ils n’avaient pas complètement tort ! Ces érudits et instruits de l’art, évidemment se demandaient comment pouvais-je oser me prévaloir, fréquenter, Shakespeare, Brecht …  Un artisan perdu dans sa campagne ! C’est exact, moi, j’ai tout appris en regardant, écoutant et travaillant. Ainsi, j’ai cultivé mon savoir–oser, mon être-fou, pour créer dans mon jardin de théâtre les plus beaux délires-réalistes, tel est l’adage qui m’habite. C’est le même qui, dans mon expérience de sculpteur, me fait avec audace, hardiesse transformer et œuvrer la matière.  Quand je commence un spectacle, je fais beaucoup de plans et je vois très vite se dessiner là où je vais. Progressivement, je mets les pierres les unes après les autres et je vois peu à peu se construire l’événement. J’aime à rappeler que je suis un authentique maçon qui prétend être tout naturellement un bâtisseur de mise en scène. Les planches, c’est vraiment mon truc !

cercle 6Photos :  Jean-Jacques Godfroid – Michel Mourasse